LE VILLAGE

Depuis soixante ans, je devrais être mort. Ma dernière habitante m’a quitté comme un souffle. Pourtant, mes os de pierre ont continué leur existence. Bien sûr, j’ai perdu quelques poutres, quelques toits. De ce qui restait d’humain dans mon décor, seul est demeuré, rouillé, le gros matériel agricole. Les pluies et les vents ont ridé les peintures avant de les effacer.

C’est ainsi que je suis aujourd’hui, ou plutôt, que j’étais hier, réduit à mes os de pierres de seuil, à mes linteaux et à mes murs. La végétation sauvage a effacé les jardins et la pêcherie rectangulaire autrefois semble une mare naturelle. Puis les humains sont revenus. Des humains différents, habillés de couleurs et soucieux de me redonner vie, sans entendre mon souffle minéral qui dialogue avec les chênes, les chevreuils et les jonquilles sauvages. Me redonner vie, selon eux, ce serait me ramener à ce à quoi je ressemblais autrefois. Peut-être est-ce là l’objet de leur propre nostalgie. Ils souhaitent ressembler à ce qu’ils étaient autrefois.

Mais moi, j’aime autant les oiseaux qui nichent dans mes cantous éboulés que j’aimais les enfants qui venaient y voler des patates dans la braise lorsque mes toits tenaient encore.

LE VILLAGEOIS

Rides. Les unes après les autres comme les sillons d’un champ après le labour. Au centre des yeux qui observent, fouillent, s’étonnent, retrouvent ou cherchent le souvenir.

La tête est chauve. De temps en temps, l’homme soulève sa casquette pour se gratter la tempe. Il nous dit qu’il se souvient, que dans son enfance, il a vécu là. Il y avait la maison Untel à gauche et celle des Serre derrière. En face de la chapelle, tout cela, il le montre du doigt, le bras tendu.

Puis il fait quelques pas et dit : Encore plus bas, il y a toujours la fontaine. Et il tourne sur lui-même, embrassant le village du regard. Notre maison était tout en haut, il n’en reste que quelques pierres ; les racines du chêne ont tout détruit.

Le village se ressemble comme une bouche ressemble à une autre bouche ; mais dans celle-ci, il manque des dents. Voyez en bas, entre la source et la première maison debout, il y en avait une autre. Et vers le chemin creux, il y avait des granges. En haut, il y avait aussi chez la Louise. Oui, comme une bouche édentée. Et puis surtout, il n’y a plus de monde.